Grisélidis : la mamy rebelle, la mamy des putains.

Elles arpentent les trottoirs des rues cabossées de nos grandes villes, elles posent en vitrines comme des belles poupées statiques ou rencontrent sur rendez vous des messieurs polis et fortunés qui les emmènent au soleil. Souvent prises à partie dans des débats idéologiques qui les résument à un argument en faveur de l’une ou l’autre cause, les personnes prostituées semblent exister seulement dans le champ de la polémique.

Que sait-on vraiment d’elles ? Les caricatures ne manquent pas : le cinéma nous a tantôt offert la pauvre fille, prostituée des bas quartiers manipulées par le julot casse-croute tantôt la call-girl fragile sauvée par un prince charmant riche et amoureux. Les clichés se juxtaposent et se tissent brossant ainsi de la personne prostituée des portraits souvent lointains et étrangers aux vécus des belles de nuit.

Deux courants s’affrontent depuis des décennies lorsqu’on aborde la question de la prostitution. Le courant abolitionniste s’épanche sur ce débat en dénonçant la prostituée comme une esclave sexuelle des temps modernes, qu’il faut réinsérer à tout prix, tout en appelant à pénaliser tous les hommes qui auraient recours à ce type de relation diabolique, ces hommes qui sont nos maris, nos pères et nos fils. L’autre courant, plus pragmatique, repose sur le principe du droit à disposer librement de son corps. Il est vrai que les personnes prostituées ont été touchées plus tardivement par le mouvement féministe que l’ensemble des femmes qui ne se prostituent pas….Les travailleuses du sexe ont depuis exprimé, avec humour toujours, un ensemble de droit reposant sur question de l’indépendance : elles revendiquent le droit au respect dans la profession qu’elles exercent, elles en appellent au droit à la dignité et refusent le mépris de la société pour leur métier. Elles réclament la liberté et l’autonomie ainsi que le droit à l’autodétermination. Elles refusent également l’exploitation de leur propriétaire (*), le paiement des charges sociales ou de certaines municipalités (*) qui les taxent sur leur activité. Bref, elles réclament tout simplement le droit de se prostituer dans de bonnes conditions. Grisélidis était de cette trempe la. Elle militait, haranguait les foules emportée par un charisme exceptionnel. Quand on voit Grisélidis pour la première fois c’est toujours un choc. C’était en 1990, un colloque international rassemblait des scientifiques (sexologues, psychologues, juristes, sociologue,…) du monde entier à l’Université Libre de Bruxelles autour de la question du droit à la prostitution (*). Quand cette petite dame si frêle est montée sur l’estrade, digne, belle la salle s’est figée avec étonnement devant la dame en noir au regard de sorcière. Elle avait le don d’envenimer la foule, d’emporter tout sur son passage, les fans comme les récalcitrants. Forte de son expérience du macadam et de son expertise pointue des rapports sociaux, elle a fait volé en éclat les nombreux préjugés à l’égard des putains, renversés les thèses des experts et rassemblés autour de ces propos les riches expériences de ses consœurs. Elle disait qu’on ne peut parler de la prostitution sans l’avoir côtoyée dans sa chair. Elle attaquait ainsi les biens pensants, les experts en tout genre en leur réfutant à chaque fois leur argumentation parce qu’ils ne s’étaient jamais prostitués. C’est d’ailleurs le magnifique compliment qu’elle m’avait lancé 10 années plus tard : « Tu écris bien ce qu’on ressent et pourtant tu ne l’as jamais fait. J’aime ton livre. Tu as tout compris et pourtant tu ne t’es jamais prostituée. Etonnant».

Son analyse complaisante des rapports humains qui se fonde sur leur quotidien du macadam, a permis aux générations de prostituées de légitimer leur savoir-faire sexologique. Parce que le savoir-faire, elles en ont : l’écoute, l’accueil, l’empathie pour tous les petits soucis quotidiens des clients dans leurs vies conjugales, leurs analyses dignes des plus grands thérapeutes….Fort heureusement, les personnes prostituées n’ont pas toutes un sentiment négatif à l’égard d’elles-mêmes. Elles revendiquent des compétences professionnelles particulières, elles assument leur franchise sexuelle qui rappelle les luttes des féministes qui réclamaient le droit au plaisir, le droit de pouvoir disposer librement de leur sexe et de leur corps. C’est de cette trempe la qu’appartenait Grisélidis. Militante de la cause des putains, qui assumait sa légèreté de l’être comme la profondeur de ses engagements. Cette mamy révoltée et rebelle qui abordait, avec une somptueuse désinvolture, les ringards réactionnaires. Et en plus, la mamy elle savait tout faire, s’exprimer en public, écrire, jouer la comédie. Toutes les disciplines pour faire passer son message universel : la prostitution c’est une histoire d’amour.

Je rejoins Grisélidis. Je pense en effet que la prostitution est une histoire de couple, pas forcément une histoire d’amour mais un huis clos entre deux personnes consentantes : une femme qui fait de son corps un instrument pour donner du plaisir et un client bien décidé à payer pour avoir un échantillon de plaisir charnel. Ce couple, ce fameux couple qui se fait et de défait sans cesse, inlassablement, dont le pole stable est la personne prostituée. Ce couple, miroir grossissant des relations hommes/femmes qui en dit long sur les incompréhensions et les tensions. Les gesticulations sexuelles échangées pendant le huis clos ne cachent pas cette solide complicité qui s’est nouée au fil des ans, entre le client et la personne prostituée. Ces fidèles qui ont vieilli avec leur amante sans jamais rechercher l’exotisme indécent de la jeunesse.

C’est le mystère, bien gardé, de ces amazones des temps modernes. S’introduire dans ces chambres garnies ; entrapercevoir ces duos éphémères et constants, c’est aussi interroger les relations de pouvoir où le pouvoir n’est pas du coté que l’on croit. Ces femmes concupiscentes qui nous paraissent si lointaines et nourrissent nos fantasmes, révèlent combien il est complexe de tenter une caricature. Autant de femmes, autant de paroles, autant de complicités nous confirment qu’elles sont nos semblables. Mieux encore. Les femmes prostituées témoignent d’une solidarité attachante avec les femmes de leurs clients pour lesquelles elles affichent une sympathie profonde. Ces femmes que tout sépare sont ainsi réunies par l’intermédiaire d’un homme : client pour les unes, maris pour les autres, frères, pères, fils, voisins pour les autres encore.

Les top-modèles louent leurs corps aux plus grands couturiers, les psychologues vendent leur analyse pour traiter sans tabou l’intimité de l’inconscient de leurs patients : Qu’y aurait-il de choquant à louer les services sexuels d’une femme ou d’un homme consentant ? Est-ce que la verge ou le clitoris serait devenu impropre à la consommation une fois qu’il serait tarifé ? Il n’appartient à personne de décider ce qui est digne et indigne de la personne humaine. Le respect de l’autre ne vient pas du type de comportement sexuel pratiqué, dès le moment où l’échange a lieu de manière consentante et entre adultes. La dignité et le respect de soi ne sont pas liés à la pratique sexuelle.

La prostitution cohabite de manière étrange avec la morale et l’éthique. Si elle pose problème c’est parce qu’elle interpelle nos valeurs, bouscule nos idéaux, ébranle nos rapports ambigus avec l’argent, s’abreuve de nos carences affectives et menace très certainement l’ordre établi familial et sexuel. C’est une question qui nécessite un débat politique courageux. Grisélidis l’a entamé, à nous d’en être digne et de le poursuivre avec sa légèreté et sa poésie.

T’inquiète pas Grisélidis, ton combat est le nôtre, tu as semé des graines de rebelles partout en Europe et ailleurs.

Nous sommes tes filles. Nous sommes prêtes !

Catherine François

Elue municipale PS à Saint-Gilles (Bruxelles).
Sexologue
Coauteure avec F. Raes du livre « Parole de Prostituées » – 2001- édition Luc Pire
Administratrice de l’asbl Espace P…aide aux personnes prostituée en Belgique francophone.